Association des Jeunes Magistrats (AJM)
http://www.jeunesmagistrats.fr/v2/Surpopulation-carcerale-la-CEDH-s.html
Surpopulation carcérale : la CEDH s’en mêle.
jeudi, 10 janvier 2013
/ Un jeune magistrat parmi d’autres /

L’AJM utilise cette signature pour diffuser une opinion personnelle d’un de ces adhérents, qui ne représente pas nécessairement un avis partagé par tous...

Il y a dans l’actualité des sujets dont les événements volent toujours en escadrille. L’Assemblée nationale a ordonné une mission sur la surpopulation carcérale, qui rendra son rapport dans les prochaines semaines. Une conférence du consensus a été installée pour faire des propositions sur la lutte contre la récidive, qui tendrait à remettre en question le “tout carcéral”. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, qui avait déjà émis des recommandations en urgence le 06 décembre 2011 au regard des conditions de détention du centre pénitentiaire de NOUMEA, a utilisé à nouveau cette procédure d’exception pour dénoncer la situation du centre pénitentiaire des Baumettes. Une plainte a été déposée notamment par l’Observatoire international des prisons, entraînant une condamnation prononcée par le juge des référés du Tribunal administratif de Marseille le 13 décembre 2012, confirmée neuf jours plus tard par le Conseil d’Etat. Le 08 janvier 2013, c’est la Cour européenne des droits de l’Homme [1] qui a rendu un arrêt dans une affaire TORREGIANI et autres contre Italie et relatif à la question de la surpopulation carcérale, qui dans ce contexte national doit avoir chez nous une résonance toute particulière.

La décision de la CEDH

Sept requérants, détenus italiens, ont en effet saisi les juges du Conseil de l’Europe, afin de dénoncer leurs conditions d’incarcération. La Cour, saisi de nombreuses requêtes similaires, a donc entendu rendre un arrêt-pilote [2], c’est-à-dire une décision de principe, dont les conséquences dépassent le cas des seuls demandeurs.

Je vais passer rapidement sur les recours internes qui ont été déployés avant la saisine de la CEDH, sauf à observer que les conditions de détention avaient déjà été dénoncées et avaient été considérées comme constitutives d’un traitement inhumain et dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (habituellement appelée convention européenne des droits de l’homme). Les plaintes avaient donc été transmises aux autorités compétentes pour que des mesures d’urgence puissent être prises.

En 2010, l’Italie a déclaré l’état d’urgence au niveau national compte tenu du taux de surpopulation carcérale (151% au niveau national, soit une moyenne de trois personnes pour deux places). Des dispositions transitoires ont été ordonnées, avec notamment la possibilité d’exécuter les peines d’emprisonnement inférieures à 12 mois à son domicile ou un autre lieu d’accueil, la construction de 11 nouveaux établissements, Deux ans après, le taux de surpeuplement est toutefois équivalent, à 148% au niveau national.

C’est ce contentieux qui se trouve donc soumis à la Cour, au titre de l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme :

“Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.”

Les principes internationaux et jurisprudentiel applicables

La CEDH fait d’abord état des textes internationaux pertinents :

Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants (CPT) a plusieurs fois dénoncé les conséquences du surpeuplement carcéral, sur les activités des détenus (qui peuvent se retrouver totalement abandonnés à leur sort), sur l’accès à des toilettes convenables, à de bonnes conditions d’hygiène, et aux soins, sur l’intimité due à l’exiguïté des espaces personnels, insistant sur le fait qu’il générait des tensions accrues entre détenus et pour le personnel. Le CPT a plusieurs fois conclu que la surpopulation carcérale constituait un traitement inhumain et dégradant.

Le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe [3] a prononcé une recommandation en 1999 visant à réformer les législations nationales de manière à faire face à ce défi, évoquant déjà la nécessité de redéfinir les faits constitutifs d’infractions justifiant un emprisonnement, de développer les mesures ou peines alternatives, d’étendre le recours à la libération conditionnelle, et de mettre en place des programme de traitement efficaces en détention et après la libération, pour faciliter la réinsertion des délinquants et lutter contre la récidive. En 2006, ce sont les conditions de logement normales des personnes détenues qui étaient définies.

La CEDH rappelle également les termes de la jurisprudence qu’elle a jusqu’ici établi.

La Cour relève que les mesures privatives de liberté impliquent habituellement pour une personne détenue certains inconvénients. Toutefois, ses droits restent garantis par la Convention. D’ailleurs, étant incarcérée, elle peut avoir besoin d’une protection accrue, en raison de la vulnérabilité de sa situation, et parce qu’elle se trouve entièrement sous la responsabilité de l’État. La Cour prend en compte l’ensemble des conditions de détention, et le temps d’incarcération est un facteur important pour considérer si celles-ci peuvent constituer un traitement inhumain ou dégradant.

Lorsque la surpopulation carcérale atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement pénitentiaire peut constituer l’élément central d’une condamnation, en particulier lorsque l’espace personnel accordé à une personne était inférieur à 3 m². Au-delà, il sera pris en compte parmi d’autres aspects des conditions de détention, à savoir par exemple la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base.

Ces éléments de droits étant rappelés, la CEDH examine la situation des personnes détenues qui l’ont saisie, et des observations formulées par l’Etat, en l’espèce l’Italie.

La charge de la preuve en question

La Cour avait déjà observé que les requérants, qui dénoncent de mauvaises conditions de détention, restent recevables tant que l’Etat n’a pas reconnu et réparé la violation de leurs droits : le seul fait d’avoir changé de cellule le condamné ou de l’avoir transféré ne lui retire donc pas la possibilité d’exercer un recours, la Cour relevant en l’espèce que chacun d’eux a été détenu dans les prisons en cause pendant des périodes importantes.

Les condamnés font valoir qu’ils ont occupé des cellules de 9 m² à trois, mais l’Italie a répondu qu’en réalité, elles mesuraient 11 m², précisant en outre que les requérants n’ont pas apporté la preuve à la Cour de ce qu’ils dénoncent.

Sensible à la vulnérabilité particulière des personnes se trouvant sous le contrôle exclusif des agents de l’État, telles les personnes détenues, la Cour fait alors valoir que pour une fois, il n’appartient pas au requérant de justifier de ce qu’il affirme, car seul l’Etat dispose de ces informations, et que lui-même n’a verser aucune pièce pour étayer ses propres arguments. Elle souligne donc que, “dans la mesure où le Gouvernement n’a pas soumis à la Cour des informations pertinentes propres à justifier ses affirmations, la Cour examinera la question des conditions de détention des requérants sur la base des allégations des intéressés et à la lumière de l’ensemble des informations en sa possession”.

La surpopulation carcérale, traitement inhumain et dégradant

Elle constate alors que rien ne contredit les propos des requérants sur le fait qu’ils aient pu effectivement être détenus dans des cellules avec un espace vital de 3 m², en outre encore restreint par la présence de mobilier. Elle entend par ailleurs souligner qu’il s’agit véritablement d’une exigence minimale, puisque le CPT recommande pour sa part un espace de 4 m² dans les cellules collectives.

La CEDH relève que les requérants ont dû vivre ainsi pendant des périodes de détention comprises entre quatorze et cinquante-quatre mois, avec au surplus un manque d’eau chaude pendant de longues périodes, et un éclairage et la ventilation insuffisants dans l’un des établissements en cause, ce qui pouvait entraîner une souffrance supplémentaire, bien qu’il ne s’agisse pas en soi d’un traitement inhumain et dégradant.

Ainsi, la Cour va constater une violation de l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, estimant que les conditions de détention en cause, notamment manque d’espace sévère dont ont souffert les requérants, compte tenu de la durée de leur incarcération, ont soumis les intéressés à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Les requérants verront leur préjudice réparé en proportion du temps de détention et des sommes réclamées, soit de 10.600,00 euros à 23.500,00 euros.

Les préconisations d’un arrêt-pilote

En rendant un arrêt pilote, la CEDH ne se contente pas de traiter le contentieux des requérants : elle observe avoir été saisie de centaines de plaintes pour un motif similaire, et estime de meilleure justice de suspendre ainsi leur examen : la procédure de l’arrêt pilote a cette conséquence que, dans la mesure où la question est juridiquement tranchée, il appartient à l’Etat de choisir et prendre lui-même les mesures propres à faire cesser le trouble qui a entraîné sa condamnation.

En l’espèce, la Cour précise que cela implique des mesures concrètes pour réduire le nombre de personnes présentes en détention, et d’observer en particulier qu’elle est frappée de constater que 40% des personnes incarcérées sont en détention provisoire ou en attente d’être jugées. Si elle ne conteste pas que le problème est structurel et nécessite du temps pour être durablement corrigé, elle affirme que s’agissant d’un droit intangible, l’Etat est tenu de prendre des mesures pour que la dignité des détenus soit préservée. Enfin, un recours national doit être mis en place, pour permettre à la fois de réparer le préjudice de la personne ayant subi de telles conditions de détention, mais également pour que celles-ci puissent être immédiatement modifiées.


Des conclusions que nous pouvons en tirer en France_
Plusieurs éléments de la décision rendue par la Cour européenne des Droits de l’Homme ce 08 janvier 2013 devront spécialement retenir l’attention du Gouvernement et de la représentation nationale dans les projets qu’ils développent, mais également les magistrats des ordres judiciaire et administratif, dans leur travail quotidien :


- la personne qui a subi de mauvaises conditions de détention reste recevable dans son recours, même si elle a fait l’objet postérieurement d’un changement de cellule, d’un transfèrement ou d’une libération.


- la charge de la preuve, dès lors que la dénonciation est crédible et sans contradiction particulière, peut reposer sur l’Etat, lequel dispose seul des moyens de rapporter des réponses précises sur certains éléments objectifs, telle que la dimension de la cellule ou le taux précis de surpopulation.


- la surpopulation carcérale, qui a pour effet de restreindre “l’espace vital” de la personne détenue (l’expression de la Cour conserve une résonance toute particulière en Europe, me semble-t-il) peut constituer à elle-seule un traitement inhumain et dégradant, quand la surface dont dispose la personne est de 3 m².


- le manque d’espace dont dispose les détenus, lorsqu’il est supérieur à 3 m², peut néanmoins venir étayer d’autres mauvaises conditions de détention et ainsi constituer un traitement inhumain et dégradant.


- les voies de recours qu’un Etat doit mettre en place pour les personnes détenues qui subissent la surpopulation carcérale doivent permettre de mettre fin effectivement à une incarcération constitutive d’un traitement inhumain et dégradant, outre la réparation du préjudice subi. Une telle position est particulièrement importante dans les débats actuellement en cours, sur la question du numerus clausus notamment. Elle signifie que, pour la Cour, des remèdes immédiats doivent être trouvés lorsque les conditions de détention deviennent inacceptables, justifiant donc une réponse individuelle et exceptionnelle. Elle encourage une réduction du recours à la détention provisoire, et une plus grande application de mesures punitives non privatives de liberté.

Les débats ne font donc que commencer en France...

[1] la Cour européenne des droits de l’homme est une institution de justice rattachée au Conseil de l’Europe. Elle est extérieure à l’Union européenne, puisque 47 Etats la composent, notamment la Russie et la Turquie. Elle contrôle le respect des principes fondamentaux prévus par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et de Libertés fondamentales.

[2] l’arrêt pilote est une forme de décision de justice mise en place par la CEDH pour faire face à l’afflux des requêtes qu’elle reçoit. Elle consiste à constater la violation d’un droit, et à inviter l’Etat concerné à prendre les mesures nécessaires afin de mettre fin à une problématique généralement structurelle. Un délai est fixé par la Cour, et pendant cette période, toutes les requêtes similaires sont suspendues. L’Etat est libre des moyens par lesquels il remédie à la violation des droits qui est constatée, et organise la réparation des personnes qui en ont souffert. Il doit en justifier auprès du Conseil des ministres, une instance du Conseil de l’Europe où les gouvernements de tous les Etats-membres sont représentés. A l’issue du délai, les affaires retenues sont à nouveau examinés par la Cour, qui vérifie que le trouble a cessé et que les victimes sont indemnisées. A défaut, elle condamnera à nouveau l’Etat défaillant.

[3] voir note 2