La proposition peut surprendre. Et pourtant, elle a le mérite d’être claire. Le colloque organisé par « l’Institut Pour la Justice », une association créée en 2007 pour revendiquer l’idée d’une justice plus équitable pour les victimes, avait pour objectif de faire réagir les candidats à l’élection présidentielle sur les 5 propositions du « pacte Justice 2012 » proposé par cette association. La deuxième proposition portée par cet institut est limpide : « un grand ministère chargé de la sécurité des citoyens, regroupant forces de l’ordre et politique pénale » ; bref, la suppression pure et simple du Ministère de la Justice, enfin broyé par un grand Ministère de la Sécurité. Certains des candidats ne se sont pas prononcé sur ce point. Pas un mot, ni pour, ni contre. Qui ne dit mot consent ?
Ce n’est un secret pour personne que les décisions importantes en matière de Justice ne sont plus prises depuis plusieurs années au Ministère de la Justice. Il suffit de voir les personnalités nommées à l’Intérieur et celles nommées à la Justice pour que le déséquilibre devienne évident en terme d’influence politique ou d’exposition médiatique. Il est donc à redouter que la Chancellerie ne soit plus considéré que comme le simple exécutant des directives de la place Beauvau, ou comme une variable d’ajustement entre toutes les forces politiques en présence.
Le ministre de l’Intérieur intervient de plus en plus facilement dans les domaines consacrés à la Justice. Il se déplace sur le terrain des faits divers là où le ministre de la Justice, pourtant censé être le supérieur hiérarchique des procureurs, reste place Vendôme. Il se prononce sur les « présumés coupables » annonçant des sanctions exemplaires là où le ministre de la Justice reste muet. Il propose immédiatement des modifications législatives là où le ministre de la Justice ne fait que suivre et appliquer. Il prend partie constamment pour les policiers, activant même les conflits, là où le ministre de la Justice ne prend jamais la peine de défendre les magistrats face à des attaques répétées.
Ainsi, dès 2005 avec l’affaire Crémer, le Ministre de l’intérieur demandait à ce que les juges paient pour leurs « fautes ». En 2006, il accusait le Tribunal pour Enfants de Bobigny de « laxisme ». Les atteintes se sont depuis multipliées sans presque aucune réaction des ministres de la Justice successifs.
Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur n’a plus de scrupules à court-circuiter le Garde des Sceaux. Ainsi, le 18 janvier 2012, le ministre installé Place Beauvau a signé une circulaire à destination des policiers sur la « stratégie en matière de lutte contre la délinquance pour l’année 2012 » dans laquelle il donne des leçons aux procureurs, associés « en tant que de besoin ... aux modalités d’exécution des mesures définies précédemment ». Il fixe ses objectifs en matière de lutte contre la délinquance et notamment aux fins de lutter contre « les atteintes aux personnes, les cambriolages et l’économie souterraine », et sur l’exécution des peines et l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Il a fallu une dépêche, non pas du ministre de la Justice lui-même, il ne faut pas rêver, mais de la Direction des Affaires Criminelles et des Grâces, en date du 31 janvier 2012, pour rappeler aux procureurs de la République que « si les priorités définies par le ministre de l’Intérieur sont, pour la plupart, communes à celles du ministère de la Justice et des Libertés, elles ne sauraient néanmoins avoir pour effet de limiter les effets des politiques pénales [qu’ils sont] amenés à mettre en Å“uvre, dans le cadre défini par les instructions générales émanant de ce dernier. Ainsi, la lutte contre les atteintes volontaires à l’intégrité physique ne saurait se limiter aux infractions ayant un mobile crapuleux. ». Bien sûr, le ministre de l’Intérieur ne s’est jamais excusé d’avoir ainsi sauvagement empiété sur les plates bandes de son homologue de la Justice !
Mais plus encore, qui s’occupe de la sécurité ? C’est évidemment le ministre de l’Intérieur qui contrôle les forces de l’ordre. C’est lui qui leur impose de se consacrer à tel ou tel type de délinquance. Ainsi, lorsque les policiers et les gendarmes sont occupés à interpeller des étrangers sans papiers ou des usagers de stupéfiants, et font ainsi du chiffre à moindre effort sans avoir à gérer de lourdes procédures avec des victimes, faisant ainsi exploser leurs taux d’élucidations des infractions, ils ont moins d’effectifs et de temps pour s’occuper des atteintes aux personnes. Il n’est pas rare qu’on demande aux victimes de ne faire que des mains courantes et de ne pas porter plainte car, selon les policiers, « de toute façon on n’arrêtera jamais l’auteur ». Les chiffres de la délinquance ne représentent que l’activité des forces de l’ordre ; pas les actes de délinquance ! Il a fallu attendre que des instituts de sondage interrogent les citoyens pour prendre conscience que le nombre de victimes est bien plus important que les chiffres ne le disent ; que les actes de délinquance sont bien plus nombreux que ceux mentionnés dans les statistiques officielles.
Dans la pratique, les magistrats du parquet ont parfois du mal à imposer leurs décisions aux policiers et aux représentants de l’Etat. Ils sont déjà considérés comme des « préfets de justice », soumis tout à la fois à leur hiérarchie et aux « pressions » policières. Lorsqu’un substitut déplait, comme on a pu le voir à Bobigny, on lui impose un passage devant le CSM [1]. Et si ce dernier ne prononce pas de sanction, on y envoie de nouveau le substitut. Qui « on » ? Le ministre de la Justice lui-même ! N’est-il pas déjà à la botte du ministre de l’Intérieur ?
Alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout, comme le propose l’IPJ, et supprimer le ministère de la Justice ? Les magistrats seraient sous l’ordre du ministre de la Sécurité, comme les forces de l’ordre, et cela éviterait tout risque d’amalgame, de contrariété d’intérêt et d’indications contraires ! Qu’est-ce qui retient les candidats de faire cette proposition pourtant alléchante ?
J’ai beau y réfléchir, je ne vois finalement que deux raisons. La première repose sur le risque politique de n’avoir plus personne sur qui faire reposer les défaites d’une stratégie sécuritaire. Sans ministre de la Justice, les échecs ne sont plus que ceux de l’Intérieur. Il faut donc y réfléchir à deux fois avant de passer le cap.
Ensuite, c’est dire clairement que les magistrats sont soumis au pouvoir politique, et faire retourner Montesquieu dans sa tombe. Ce serait la fin officielle de la séparation des pouvoirs. C’est considérer les magistrats comme des fonctionnaires et risquer, au-delà de toute inconstitutionnalité et inconventionnalité d’une telle main mise sur la Justice, de mettre le politique trop près de sa propre responsabilité. L’indépendance de la Justice a quand même du bon : on peut facilement taper dessus !
Non, la solution pour permettre à la Justice de jouer son rôle et de lui redonner sa juste place, notamment par rapport au Ministère de l’Intérieur, c’est de repenser l’organisation et la chaîne hiérarchique de ce ministère en profondeur. Permettre au ministre de la Justice de fixer des orientations de politique pénale générale, c’est légitime et nécessaire pour assurer la cohérence de la Justice sur le territoire national. Mais confier à ce même ministère toute la police judiciaire est indispensable à la réalisation de ces objectifs, afin qu’enfin le décideur maîtrise les moyens mis à disposition pour l’exécution de ses décisions. Le ministère de l’Intérieur gardera la maîtrise du maintien de l’ordre public, la police administrative, mais ne pourra plus faire obstacle à la réalisation d’enquêtes approfondies décidées par les parquets ou les juges d’Instruction, seules enquêtes vraiment efficaces contre la délinquance organisée, même si elles ne sont pas valorisantes sur le plan statistique.
Permettre à la Justice de fonctionner efficacement, finalement, pourquoi pas ?
Il se trouve être particulièrement agréable de voir des gens qualifiés donner une aide à la compréhension d’un sujet qui parait ardu. Merci !
Me concernant, ce sera toujours un vrai plaisir de lire vos articles, qui plus est votre website paraît bien présenté.
J’ai failli laisser passer le bus du fait que j’étais en train de lire votre post ! Une lecture captivante, en définitive.