Cette nuit, j’ai fait un rêve.

J’ai rêvé quelque chose d’impossible, je le sais bien.
J’ai rêvé d’une justice qui aurait les moyens de ses ambitions,
J’ai rêvé que j’aurais enfin le temps d’écouter vraiment les justiciables,
J’ai rêvé que j’aurais tout le temps nécessaire de lire mes dossiers,
J’ai rêvé que nous serions des citoyens comme les autres et non des citrons que l’on presse, même quand il ne reste plus de jus,

J’ai rêvé que juge d’instruction, je n’aurais pas à limiter à l’excès mes investigations quand cela est pourtant nécessaire, faute de moyens,
J’ai rêvé que juge des libertés, je pourrais prendre des décisions difficiles en collégialité,
J’ai rêvé que, juge correctionnel, j’aurais d’autres peines à prononcer que de la prison, avec notamment un suivi réel des condamnés et du personnel dans les services de probation,
J’ai rêvé que, juge aux affaires familiales, je n’aurais pas une pleine valise de dossiers à transporter chaque semaine,
J’ai rêvé que juge des enfants, j’aurais des places en foyer à proposer,
J’ai rêvé que la justice des enfants serait une priorité, pour empêcher le plus en amont possible que certains deviennent délinquants,

J’ai rêvé que j’aurais droit moi aussi à des soirées, à des week-ends à des vacances entières avec mes enfants, sans devoir travailler presque à chaque fois,
J’ai rêvé que l’on nous appliquerait aussi la loi sur la durée maximale du temps de travail,

J’ai rêvé que mon tribunal ne serait pas chaque année en cessation de paiements après seulement quelques mois d’activité,
J’ai rêvé que nous pourrions payer correctement nos experts et rubis sur l’ongle,
J’ai rêvé de jours travaillés le week-end rémunérés comme des jours travaillés le week-end (et pas comme des astreintes),
J’ai rêvé d’avocats commis d’office mieux payés,

J’ai rêvé d’effectifs équivalents à ceux des autres pays européens, rapporté au nombre d’habitants et à la richesse nationale,
J’ai donc rêvé d’un doublement des effectifs,
J’ai rêvé que nous pourrions rendre tous nos jugements au maximum dans un délai d’un mois,
J’ai rêvé que la justice serait mieux comprise et que nous pourrions l’expliquer,
J’ai rêvé d’équipes de professionnels pour nous assister,

J’ai rêvé que notre institution serait vraiment indépendante, que l’on éviterait d’attaquer les juges lors de faits divers, et cela quelle que soit la majorité en place,
J’ai rêvé que si par extraordinaire cela devait arriver, notre ministre nous défendrait clairement, à chaque fois,
J’ai rêvé que même le Président de la République, garant des institutions et de l’indépendance de l’autorité judiciaire, saurait intervenir dans le débat public si nécessaire,
J’ai rêvé qu’il n’y aurait plus de dossiers "signalés" à l’exécutif,
J’ai rêvé que des informations de terrain, des vraies, pourraient remonter quotidiennement au ministère de la justice, concernant les conditions de travail,

J’ai rêvé de débats moins passionnés, plus dignes et plus documentés, sur l’incarcération,
J’ai rêvé de prisons humaines, où l’on n’est pas trois dans douze mètres carrés et où l’on ne dort pas à même le sol,

J’ai rêvé d’un procureur de la nation,
J’ai rêvé d’un parquet totalement indépendant,

J’ai rêvé que je ne serai plus un petit pois,
J’ai rêvé que nous saurions défendre collectivement et fortement nos valeurs sans craindre d’être perçus comme des corporatistes,
J’ai rêvé que la société saurait s’élever pour défendre la justice, en réclamant les changements nécessaires de la loi,

J’ai rêvé que nous serions vraiment tous égaux devant la loi, en théorie mais aussi en pratique,
J’ai rêvé de lois mieux préparées, mieux rédigées et mieux évaluées,
J’ai rêvé que l’on arrêterait de nous attribuer si souvent de nouvelles prérogatives, en particulier quand surgit un nouveau problème de société délicat,

J’ai rêvé que l’on aurait parfois le droit de parler à la presse sur nos conditions de travail,
J’ai rêvé que les médias sauraient plus souvent interroger les magistrats pour vraiment comprendre le droit avant d’en parler, sans évoquer le fond des dossiers,
J’ai rêvé aussi que les journalistes ne parleraient plus de "détention préventive prononcée par le juge d’instruction",

J’ai rêvé qu’il n’y aurait plus de seaux dans la salle des pas perdus, et que l’eau ne coulerait plus par le plafond,
J’ai rêvé que nous aurions des codes à jour Dalloz ou Litec, selon notre choix,
J’ai rêvé que nous aurions des bases de données juridiques à notre disposition, plusieurs même,
J’ai rêvé que nous aurions du papier pour imprimer nos jugements, et suffisamment de stylos pour écrire,
J’ai rêvé que nous aurions des assistants pour préparer avec nous des synthèses de dossiers,
J’ai rêvé que nous aurions du temps pour échanger entre nous sur les dossiers, du temps en général pour échanger avec nos partenaires, pour réfléchir aux moyens d’améliorer incessamment nos pratiques parce que juger est une fonction exigeante et difficile, d’un grand poids,

J’ai rêvé que les carrières évolueraient selon le mérite, seulement le mérite,
J’ai rêvé qu’un tribunal pouvait élire en son sein son président et son procureur, que les premiers présidents et procureurs généraux seraient élus par ces derniers et non pas nommés en conseil des ministres,
J’ai rêvé que la localisation des emplois serait débattue avec toute la profession et réalisée sur des bases sérieuses et scientifiques,

J’ai rêvé tout cela cette nuit,
Je rêverai de cela la nuit prochaine et toutes les nuits,
Et tous les jours, aussi, pourvu que cela puisse arriver, même un peu,
Demain ou après-demain,
Un jour en tout cas.

J’ai rêvé que nous serions bientôt au XXI siècle et même en 2014.